dimanche 18 avril 2010

« Ô temps suspend ton vol » : « Thierry Kuntzel/Bill Viola, Deux éternités proches », exposition du Fresnoy à Tourcoing

L'art vidéo n'a jamais été vraiment populaire, contrairement au cinéma auquel on le compare souvent, qui attire les foules mais qui n'a pourtant pas grand chose à voir avec : pas la même technique, pas la même histoire ni les mêmes intentions à proprement parler. Même au sein des autres arts que l'on peut avoir l'habitude de côtoyer plus facilement lors d'expositions – installations, peintures, sculptures, photographies etc. – l'art vidéo ne laisse pas indifférent, surprend souvent et fait figure de marginal en roue libre. C'est encore un art qu'il est difficile de cerner. Se rendre à une exposition composée uniquement de vidéos est donc d'emblée quelque chose qui sort du commun. C'est une visite à aborder différemment : il faut se laisser mener, accepter l'expérience, plonger ses yeux dans des écrans parfois plus grands que des toiles, être ouvert et souvent patient. C'est d'autant plus le cas dans cette exposition sur la notion de temps, mise en place du 27 février au 25 avril 2010 au Fresnoy de Tourcoing, studio-école d'arts visuels à l'architecture moderne, qui prend place dans un ancien centre de distractions populaires et inauguré en 1997 sous l'impulsion de son directeur Alain Fleischer. Cette exposition rend hommage à deux pionniers de l'art vidéo, à savoir Thierry Kuntzel et Bill Viola, à travers la rencontre de sept de leurs œuvres où le temps s'étire, grâce au regard bienveillant et pertinent de Raymond Bellour, commissaire de l'exposition et écrivain, critique et théoricien français du cinéma et aussi grâce à la scénographie de Christophe Boulanger.

Sont réunis ici quelques travaux de deux figures fondamentales de l'art vidéo, également amies et s'influençant l'une et l'autre, d'où l'idée assez logique de les réunir pour les faire dialoguer. Bill Viola est un vidéaste né en 1951 aux États-Unis. Il a une longue carrière et une réputation qui n'est plus à confirmer dans le domaine des arts vidéos. Le temps est un de ses thèmes de prédilection car pour lui « l'image vidéo a pour condition absolue le temps réel ». Thierry Kuntzel, quant à lui, est un vidéaste français reconnu dans le monde entier, né en 1948 et décédé récemment en 2007. Il a d'abord débuté son activité professionnelle en faisant de la théorie et de la critique sur le cinéma. Sa production principale de vidéos se situe entre les années 1979 et 1980 puis il a continué par le biais d'installations.

Le parti pris de l'exposition « deux éternités proches », c'est de donner à voir un autre temps, de réfléchir sur la notion du temps, si précieux de nos jours. Mais davantage qu'une autre appréhension du temps, c'est une autre appréhension de l'espace-temps que ces artistes proposent, un autre espace-temps dans lequel le visiteur est embarqué lors de cette exposition.

Le lieu et la scénographie inspirent d'abord cela, avant même qu'on puisse être conscient de cette notion au sein des œuvres. Le lieu du Fresnoy peut paraître futuriste, mais il est aussi un peu angoissant ou étouffant : il y a très peu de lumière, le silence est très présent même s'il est seulement partiel, interrompu parfois par des résonances (les bandes vidéos diffusées) ou des bruits sourds (une œuvre de Bill Viola qu'on abordera plus tard). Le temps n'a pas l'air de s'étirer comme à l'habitude : tout tourne au ralenti dans cette atmosphère neutre et spartiate. Il n'y a pas beaucoup de vie finalement : peu de visiteurs, seulement des chuchotements et des œuvres qui défilent en continu, sans intervention quelconque. Puis de nouveaux espaces sont esquissés grâce à de grandes parois, larges et oppressantes, dessinant une autre architecture, des lieux dans le lieux, des habitacles pour les vidéos. Ce sont autant de pseudos-salons dont la vidéo a besoin pour être diffusée, mais en moins confortables.


On retrouve ces espaces clos et oppressants dans certaines des vidéos présentées, comme dans Reasons for Knocking at an Empty House (5) de Bill Viola ou Time Smoking a Picture (6) de Thierry Kuntzel. Ces deux œuvres se font écho dans la scénographie particulière de l'exposition, qui met en évidence les points communs évidents dans les œuvres des deux vidéastes, points communs accentués par leur présentation dans un espace central où elles défilent à nouveau sur des moniteurs de télévision, face à face. Ainsi, dans la première, un homme seul est dans une pièce presque vide : il affronte cet espace mais aussi le temps qui défile. Voici un exemple de cet espace-temps différent. La vidéo montre la réclusion solitaire d'un homme qui lutte pour rester éveillé. Il fait face à la vidéo, il se sait épié : c'est comme une prison avec une caméra de vidéo-surveillance et son cadre fixe. Pourtant, la porte et la fenêtre sont ouvertes, or l'homme reste là, à se débattre en attendant on ne sait trop quoi. Le temps s'étire alors : la lumière des jours qui passent laisse son empreinte par les ombres, l'homme devient de plus en plus agité puis léthargique à cause de son manque de sommeil, les sons s'étirent et s'amplifient...Son pendant dans la deuxième œuvre, celle de Kuntzel, c'est une vue fixe d'un appartement vide, vue délimitée par un cadre un peu plus floue sur l'écran, créant à nouveau deux espaces : l'intérieur et l'extérieur se côtoient.

Deux autres œuvres de ces artistes se font écho dans le dispositif particulier de la scénographie : The Reflecting Pool (3) de Bill Viola et Echolalia (4) de Thierry Kuntzel. Ces deux œuvres laissent place dans l'une à un espace extérieur qui se métamorphose au fil du temps, progressivement et presque imperceptiblement, et l'autre à un espace incertain où les formes se transforment au gré des mouvements, faisant écho à une forme initiale tout en la prolongeant, à la manière de bulles qui se muent à cause des fluides en elles ou autour d'elles.

Après The Reflecting Pool, le travail de Bill Viola autour de l'eau – qui après le temps est un autre élément essentiel de son travail de vidéaste –, refait surface dans He Weeps for You (2), installation où le spectateur peut intervenir dans l'espace sans s'en rendre compte, pour une fois acteur plus que simple spectateur comme pour les autres œuvres. D'ailleurs ici, pas de banc pour s'asseoir ! Une goutte s'étire au fil du temps, filmée au plus près et projetée sur un écran vidéo dans lequel le spectateur peut s'apercevoir s'il est placé dans un bon champ pour être capté par la caméra, se retrouvant alors au centre de la goutte qui coule. La goutte s'étire puis tombe dans un fracas sur une peau de cymbale avec un micro dessous. Le son retentit partout dans la pièce mais aussi dans la salle d'exposition, tranchant le silence de sa résonance au rythme métronomique, marquant de manière régulière le temps qui passe.

Si l'eau est importante pour Viola, c'est comme le travail autour de la peau et du gros plan pour Kuntzel. C'est le cas avec Hiver (La Mort de Robert Walser) (1), la première œuvre visible de l'exposition et La Peau (7), celle qui clôt le parcours mais aussi la dernière qu'il a réalisée, où la peau s'étire à l'infini comme le temps. L'autre espace qui se dessine dans ces deux œuvres est alors celui du microcosme : on est proche voire très proche de la peau. On peut même en voir les pores, les blessures, les veines, les bleus, les marques de la vieillesse etc. Alors qu'elle est sous nos yeux, on la redécouvre et on est étonné de pouvoir s'imaginer autant d'histoire à partir d'un simple morceau de peau, qui révèlerait donc bien plus qu'on ne voudrait le croire.

Mis à part l'opportunité de voir enfin réuni des œuvres célèbres de l'art vidéo à travers deux de ses plus importants représentants, le point fort de l'exposition est aussi d'être bien documentée : accès à des fonds, à une bibliographie dense, à des extraits vidéos d'interview des deux artistes ou de Raymond Bellour, le commissaire de l'exposition etc. Cependant, il y peu d'explication par des panneaux ou par des encarts sur les murs comme on a pris l'habitude de le voir dans les récentes expositions. Le travail de médiation est pourtant bien là, mais au-travers des feuillets à disposition très utiles, qui résument l'œuvre, apportent quelques citations et deux-trois photogrammes de la vidéo. Autour de l'exposition ont également lieu des évènements et parcours de médiation : soirée privée, expo-brunch, dimanche en famille...qui permettent d'en savoir plus et d'en profiter chacun à sa façon.

En définitive, cette exposition apprend à gérer son temps, à appréhender la façon dont on le perçoit. La lenteur n'est pas quelque chose qui peut être appréciée par tous, même s'il est nécessaire de faire un effort pour tenter de s'accrocher au parcours de l'exposition et aux œuvres vidéo de ces deux artistes au lieu de tout de suite laisser tomber et se dire que ce n'est pas pour soi. Mais ici il faut parfois être tellement patient pour comprendre la dimension qui se dégage des œuvres que cela peut finir par être lourd. On essaye alors de guetter quelque chose qui va arriver : c'est sans doute là que l'on retrouve une influence certaine du cinéma dans notre attitude de spectateur : le cinéma contribuerait probablement à formater les esprits face aux images en mouvement. Là est probablement l'écueil. Les œuvres sont longues, certaines font même plus de trente minutes. Certes l'exposition n'est pas très grande et ne montre que sept œuvres, mais tout de même, pour tenir en haleine le visiteur, c'est un peu trop, ce qui peut déconcentrer ou faire perdre patience et donc inciter à ne pas toutes les regarder en entier voire à en « bâcler » quelques-unes. Peut-être faudrait-il en voir moins ou, justement, ne pas faire des expositions composées uniquement d'œuvres vidéos aussi longues et conceptuelles que celles-ci ? Mais ce dont il faut pourtant se rappeler, c'est que cette exposition donne enfin l'occasion de voir ces vidéos en grand écran – telles qu'elles ont été imaginées à leur conception – et permet de les confronter et de faire apparaître leur questionnement sur l'espace-temps, l'eau, la peau...Il faut alors prendre le temps d'aborder le temps, avant qu'il nous file entre les doigts.

Mathilde Doiezie, AS3

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