lundi 19 avril 2010

"Ice" de François Verret : saisissante glaciation.

La littérature est vraiment un puits sans fond, près à abreuver de son eau toute œuvre artistique et tout artiste en panne d'inspiration ou à la recherche d'un support pour faire exploser sa créativité, sorte de pari à entreprendre pour restituer soit une lecture fidèle, soit une lecture personnelle. Après les films, la musique, la peinture, elle peut même être au cœur d'une création chorégraphique. Ainsi François Verret avec sa compagnie FV, après s'être inspiré du Moby Dick d'Herman Melville pour Sans retour en 2006, a mis au cœur de sa dernière création – Ice – le roman éponyme d'Anna Kavan, que Graham F. Valentine, interprète et à la direction musicale du spectacle, lui a fait découvrir.

Dans ce roman, il est question de glaciation : dans l'air du temps, dans les relations entre les Hommes, dans la société. Que faut-il faire face à cette glaciation qui nous paralyse progressivement ? Se laisser faire, se débattre, tout se permettre avant qu'il ne soit trop tard ? Le spectacle ne donne pas de réponse, il ne fait que des propositions, des tentatives, des esquisses, pour laisser le spectateur s'imprégner de l'ambiance et se faire sa propre interprétation.

Tout ce qui se déroule sous nos yeux est sous l'emprise d'un chaos, d'un froid glacial, de pulsions libérées, de morbidité voire de violence verbale ou physique exprimées par des voix, du chant, des instruments, des mouvements chorégraphiques et une scénographie époustouflante.

Des extraits du roman sont repris par certains interprètes, murmurés, scandés ou chantés, le tout en anglais. Ici c'est donc plus de la matière verbale, avec une porte ouverte vers le ressenti. C'est l'émotion provoquée par les sonorités – d'ailleurs parfois ce ne sont que des sons gutturaux – qui est à l'œuvre plus qu'une tentative de s'accrocher au texte et à son sens, qui, on pourrait le penser, délivrerait la clé du spectacle. Ainsi, la langue anglaise est censée ne pas perturber le spectateur mais le bercer, le prendre par la main, l'emmener vers ailleurs. Pourtant, ceci n'est peut-être possible que pour les spectateurs qui comprennent justement un minimum d'anglais ? Une fois le stade de la compréhension franchi, on se rend compte en effet que cela se répète tout le temps, que les mots ne sont pas toujours prononcés de manière audible pour être compris etc. Mais pour un spectateur qui ne comprend vraiment pas l'anglais, il peut vraiment perdre pied et se sentir exclu du dispositif, pensant qu'on ne s'adresse qu'à des personnes éclairées. C'est le reproche que l'on fait déjà bien souvent à la danse contemporaine : dommage de s'enfermer en partie dans cette image ! Mais les paroles sont aussi reprises par le chant et là, cela nous parle à tous, nous qui sommes constamment bercés aujourd'hui par la musique anglo-saxonne. Un concert se passe littéralement sur scène : énergie du rock, spleen du jazz, exotisme, tribalisme et rythmes des chants africains et froid de la musique expérimentale sont au rendez-vous, le tout accompagné par des sons pré-enregistrés et par un violoncelle électrique joué en direct ou bien a cappela, servi par des interprètes impeccables.

Au-delà des paroles, le spectacle propose encore beaucoup de choses. Il reste les images magnifiques proposées par ce spectacle. D'abord celles de la vidéo qui débute dès l'ouverture du rideau, projetée sur un écran-filet qui prend tout le cadre de scène et qui par moment laisse apercevoir les ombres des corps qui se détachent derrière et se mettent en place. L'atmosphère prend déjà place : des arbres, une route sans fin, le bruit intense du vent...On frissonne déjà. Puis un travail remarquable sur la lumière sculpte des espaces sur scène, un chant céleste retentit, la vidéo s'arrête. Les interprètes sont dévoilés au grès des parcours des projecteurs : des femmes-loups avec leur fourrure, des femmes en habits de paillette, hommes en costume, un chef d'orchestre ou chef d'État... Leur corps sont tour à tour calmes, angoissés, fébriles ou aux allures provocantes. Ils se tordent, se martyrisent, se violentent. Les corps sont manipulés aussi : les poupées sur le pupitre, les corps attachés et suspendus par un fil. L'Homme sans véritable libre arbitre ? Parfois les corps se rapprochent puis se distancent, dans un jeu d'attirance puis de répulsion, comme dans ce combat sans contact physique, sorte de capoeira, entre deux hommes : cette danse traduirait-elle une homosexualité pas toujours assumée ? A chacun de voir...L'interprétation est libre, répétons-le. Il y a aussi ce tango destructeur voire violent d'un couple : l'amour conjugué à la haine après des années de vie commune ? C'est donc agréable de voir que tout n'est pas pré-mâché et pré-digéré. Le spectateur est un être pensant : c'est d'ailleurs peut-être en éveillant sa curiosité et son intelligence que la glaciation dans ses relations et sur Terre sera repoussée ?

Enfin, notons la scénographie de Vincent Gadras, qui ajoute à l'ambiance proposée, magique ou cauchemardesque, au choix. Le plus étonnant : de grands rideaux dans lesquels sont enfermés des interprètes, qui se mettent ensuite à tournoyer sur scène à une allure folle, dessinant une cape immense ou une tornade inquiétante. Un des moments les plus marquants du spectacle, souligné par la lumière et la musique.

L'arbitraire de la forme et des signes nous laisse une porte ouverte. L'adaptation de ce texte serait donc personnelle de la part de François Verret, mais aussi pour chacun des spectateurs. Une effroyable et magnifique proposition du devenir de l'Homme : vision fantasmée et hypnotique. Un éclairage pertinent du texte.


Mathilde Doiezie, AS3

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