Avec Le triple jeu de l’art contemporain, sorti en 1998, Nathalie Heinich propose une réflexion sociologique sur l’évolution des arts plastiques depuis les années 50. Il se situe dans la lignée de livres fondamentaux tels que « L’œuvre d’art et son évaluation » de Jean-Marie Schaeffer ou encore « La distinction. Critique sociale du jugement » de Pierre Bourdieu. Ce livre est le résultat de plusieurs années de recherche et d’écriture de Nathalie Heinich, dont « Etre artiste. Les transformations du statut des peintres et des sculpteurs » ou « L’art contemporain exposé aux rejets ». Cependant, l’originalité de l'ouvrage réside dans le détail de l’analyse. Nathalie Heinich part des artistes et des œuvres et ses constatations l’amènent à d’autres, pour passer à la loupe le processus complet de ce qu’elle appelle « le triple jeu de l’art contemporain ». Avant tout didactique, le livre est extrêmement bien organisé : un prologue, trois parties et une conclusion. Le lecteur ne s’y perd pas, il est sans cesse guidé par les titres clairs, précis et surtout nombreux et rattrapés par les exemples concrets.
Malgré son aspect très structuré qui rend la lecture plus facile, il est évident que l’ouvrage ne s’adresse pas à n’importe quel novice dans le domaine. Effectivement, bien que la constellation de références soit large, le lecteur doit s’intéresser à l’art, plutôt à l’art contemporain et précisément à son fonctionnement et ses enjeux. D’emblée, l’ouvrage parait être destiné à un public plutôt spécialisé sur le sujet ; étudiants, chercheurs ou professionnels de l’art.
Le triple jeu de l’art contemporain s’ouvre sur les avant-propos construits de façon à ce que le lecteur sache exactement à quoi s’attendre à savoir « un livre sur l’art sans illustration, sans évaluation, sans opinion ». Là se trouve tout le génie de Nathalie Heinich qui prend les œuvres comme point de départ mais se contentant de les décrire, sans les juger. A vrai, dire les sources de l’auteur sont innombrables : ouvrages, travaux, enquêtes auprès des publics, enquêtes d’observations de terrain, de statistiques et d’analyses de textes.
Constater, définir et tirer des conclusions. En sociologue, Nathalie Heinich ne se contente pas de constater mais définit sans cesse les termes qu’elle utilise et tente de nuancer les généralités. Ce qu’elle fait parfaitement. Elle rejette les préjugés, remet sans cesse en question les termes, affine et étudie l’ensemble de ce qui constitue, selon elle, le triple jeu : transgression des artistes, rejet du public et intégration par les spécialistes. Elle constate un emballement de « cette partie de main chaude » qu’elle décrit comme un phénomène s’élargissement de plus en plus, presque sans trouver sa propre limite.
Chaque chapitre traite l’un de ces trois enjeux. Le premier prend pour sujet les transgressions des artistes. Qui dit transgression, dit frontière. Nathalie Heinich en fait le tour pour constater cinq frontières qui engendrent les transgressions : celles de l’art lui-même, celles du musée, de l’authenticité, de la morale et du droit. Dans cette partie, l’amateur d’art y trouvera son bonheur, puisqu’en auteur cultivée, la sociologue nous propose un panel d’œuvres des peintures et sculptures, aux performances et happenings en passant par les installations, les assemblages et les vidéos. En 2011, époque où la transgression devient la règle, c’est un réel plaisir de se rappeler ou de découvrir des œuvres contestées de la deuxième moitié du 20ème siècle. Le deuxième chapitre concerne les réactions que suscitent les productions artistiques. Nathalie Heinich prend le temps d’analyser les publics, séparant profanes et savants, et d’observer trois stades : l’indifférence, l’interrogation et le rejet. Le troisième chapitre, qu’elle nomme « Intégrations, les murs et les mots », traite de la réception des œuvres lorsqu’elle devient positive, c’est-à-dire intégrée dans murs des musées et des galeries et finalement dans les mots écrits ou parlés des spécialistes. C’est ce voyage du rejet à l’intégration que Nathalie Heinich ne tente pas d’expliquer mais d’en « esquisser les contours ».
Après avoir lu les 370 pages, on est en droit de se poser la question « et alors ? ». Il y a là un paradoxe : ce triple jeu de l’art contemporain parait de plus en plus grand, presque décrit comme un cercle vicieux que Nathalie Heinich fige sur papier. Mais elle ne nous dévoile pas comment en sortir, ne nous donne pas son avis concernant ce jeu. Ce n’était d’ailleurs pas son intention : « Les artistes […] s’avèrent ainsi des sociologues en acte, que le chercheur n’a qu’à suivre pas à pas pour expliciter les règles du jeu ». Elle se pose, avant tout, la question du « pourquoi ? ». Cet ouvrage n’est donc pas révolutionnaire mais il questionne et donne des pistes de réponses par l’analyse détaillée de la situation. L’attitude neutre de Nathalie Heinich peut agacer car le lecteur garde l’espoir d’une prise de position, d’une critique. Mais non, jusqu’à la dernière page, la sociologue questionne, analyse, décortique. Ce sont ces questionnements posés qui sont essentiels et indispensables à toute personne étudiant ou s’intéressant à la question de l’art. Ils peuvent être appliqués à d’autres arts tels que la danse contemporaine ou le théâtre contemporain et c’est ce qui fait du livre un parfait outil. Il est définitivement un instrument facile à utiliser, complet sur tous les points concernant le triple jeu et surtout extrêmement bien organisé ce qui permet à l’utilisateur de trouver ce qui l’intéresse très rapidement. Le travail de Nathalie Heinich est une garantie de qualité pour toute réflexion sur l’art contemporain.
Barbara TOUMAJAN
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